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Une petite dame immobile dans un grand fauteuil au fond d’une chambre vide sans rien d’autre que le nécessaire ; presque. 

 

Lit à droite contre le mur. À la même hauteur que l’oreiller, l’assise du fauteuil accessible du lit et derrière, une fenêtre aux rideaux verts unis. Tissu synthétique de toile cirée, vert sans chaleur à quoi rien ne répond dans la pièce. Contre le mur d’en face, vidé comme les autres, une table et chaises aux deux bouts. Dans l’alignement, une petite commode collée, claire. 

Elle s’assoie, étriquée entre la table et le meuble, le mur à sa gauche, l’espace du vide à sa droite. Face à elle, la fenêtre dans mon dos. Les meubles sont invisibles. Les meubles n’ont pas d’importance. Elle oublie où elle pose son bras ; elle n’y est pas. 

 

Brodures bleues de son gilet rose pâle, écho aux poignées des tiroirs. Elle ne me regarde pas, ne me voit pas, ses yeux croisent les miens simplement par mégarde sur le chemin de sa pensée, du vide qu’on fixe sans voir. La chambre s’efface. Sa main à la peau plissée est toute proche de moi. Les yeux bleus sous de hautes paupières regardent ce que personne d’autre ne voit, sans rapport avec nous, nos corps dans cette chambre, cette chambre à cette heure qui n’est plus décomptée. Les images sont ailleurs. Son regard bleu-gris presque transparent m’échappe de nouveau, continuellement. Derrière elle, alignés, un ventilateur à l’arrêt, un petit bouquet de fausses fleurs, la porte de la chambre. Les détails diminuent. Ma voix n’est qu’un minuscule mouvement d’air qui ne trouble pas le déroulé de sa parole, des images derrière ses yeux troubles puis catégoriques qu’elle pose sur la fenêtre en me traversant. Je disparais. La fenêtre, elle y revient toujours. Le cadre dans le mur élargi l’horizon. L’intervalle s’évanouit. 

 

Je ne sais rien d’elle que son nom écrit sur la porte ; elle ne me l’a pas dit elle-même. Le genre de nom qu’on n’aurait pas osé donner à un personnage imaginé. Ce nom et cette chambre. Sans indication, sans photo, sans détail de plus. Une chambre qui ne semble pas habitée, ni maintenant, ni jamais malgré le mobilier. Pas un objet, pas un vêtement, pas un papier. Un espace en attente de quelqu’un qui viendrait s’y loger, sans rien n’y ajouter que sa vie d’images projetées sur les murs sans couleur. Son décor. Il laisserait l’endroit vide en partant, indemne du temps passé, aussi nu qu’à l’arrivée, pour un prochain aussi improbable que l’idée d’un précédent. Aucun fantôme. Rien. L’inverse de la mémoire. Le lit est fait, la chambre est désertée d’une présence quelconque. Je ne l’imagine pas couchée là. Pas autrement que devant moi face à la fenêtre, les yeux ouverts.

 

Je ne sais rien. Rien de plus que ces climats, ces orages qui deviennent tout ce que je sais d’elle, car c’est aujourd’hui que je l’ai rencontrée, ce jour où l’orage est remonté à la surface dans cette chambre lisse. Et toute une vie devient un ciel qui change. Par la fenêtre de sa chambre d’enfant, de dessous les arbres, je l’imagine arrêter sa course pour suivre les nuages qui bougent. L’été, surtout sa chaleur qui brusquement tourne en orage ou qui des jours entiers reste gris. Dans le ciel, presque des oracles. C’est le souvenir d’une après-midi, de mille après-midi se déplaçant d’un âge à un autre, d’un patelin à ailleurs. Le temps de le prédire, il était là, au-dessus de nous. 

Nous sommes sous la pluie. Ce sont des bruits et des lumières. Ni temps ni dates. Presque personne. Seulement ce ciel qui nous surplombe tous, sans qu’on ne puisse rien y changer. Rien d’autre que ce ciel qui finit toujours par se briser, pour nous tomber dessus, en pluie, en éclairs qui se déplacent au- dessus des montagnes. On isole l’Auvergne sous cette chape orageuse et soudaine. On rétrécit. On condense. On concentre. Une vie dans l’humeur d’étés menacés d’orages inévitables qui font vibrer le pouls et les volets fermés. Le temps, qu’on épie en inclinant le cou, en se tournant vers la fenêtre où le soleil passe sur les carreaux, devient la mesure. Et l’orage obstiné traverse la mémoire, envahit les scènes éparpillées et nous rassemble, elle, moi, ceux des souvenirs innommés dans ce lieu vidé, sous un même toit de nuages passants, prêts à éclater. Éclatants. 

Dans le couloir, derrière la porte, d’autres circulent sans entendre le rafut du souvenir se déverser sur nos têtes. Sous l’orage, la basilique ; sous l’orage, la sœur et la rivière qui déborde. Sous l’orage, l’orage.

 

Puis l’Auvergne capricieuse repart loin d’où elle est venue, et nous laisse là, elle et moi face à face ; la fenêtre toujours ouverte sur un bout de ciel gris, sur un vent sans vie qui ne prédit rien, ne laisse pas deviner ces heures de pluie ajoutées au temps. 

Microclimats

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