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Il y eut une pause puis d’autres coups de feu

 

Il fixe sans la voir l’enseigne Shell qui flotte dans le noir entre deux bâtiments. La lumière rouge et jaune éclaire quelques cadres de fenêtres, un pan de mur et coule dans ses yeux. 

 

Une voix le ramène, pieds au sol, sur le côté de la scène : on va venir l’interroger. Grand homme noir, la quarantaine. Il est debout, des gens s’agitent autour. Il ne sait pas où se mettre et comme d’habitude, cette impression désagréable de toujours gêner.

 

Il y a du monde dans un lieu habituellement vide et sombre que des phares de voitures laissés allumés éclairent ce soir exceptionnellement : petite parcelle de ville où la nuit a disparu derrière des lumières projetées. 

 

Un flic, d’une tape sur l’épaule, le sort de sa torpeur et lui tend une canette. Il se sent un peu sonné. 

Racontez-moi, que s’est-il passé ? 

Soudain il remarque la trentaine de personnes cloisonnant le lieu d’une présence floue, les cercles qui se forment et se défont, l’agitation. On lui répète la question. 

 

Les filles reprenaient leur souffle sur le banc, il est venu me proposer de l’accompagner. En fait, j’ai été un peu étonné parce qu’on ne s’était jamais trop parlé avant. Il m’a dit la cigarette à la mi-temps c’est une de mes petites habitudes, mon petit plaisir de la soirée, tu vois. Il avait oublié le paquet dans sa voiture alors on est allé jusqu’au parking. Et puis il a commencé à parler et ne s’est plus arrêté. Il commentait en détail la dernière période de jeu, s’énervait sur les fautes qui aurait pu être évitées, les occasions loupées, il ne me parlait pas vraiment, j’aurais pu être n’importe qui. En même temps j’ai l’habitude…

 

Un périmètre a été circonscrit dans lequel on arpente, on quadrille, on constate. C’est tout ce qu’on peut faire maintenant : dévier la route quelques heures, condamner le parking devenu scène, fouiller sous les véhicules garés là, tout photographier.

 

Maintenant ils sont deux à le regarder d’un air impassible alors qu’il s’est arrêté brusquement comme reparti dans ses pensées.

 

Continuez. 

 

Les seuls moments où il s’arrêtait de parler c’était quand il tirait sur sa clope. Je me suis demandé s’il savait comment je m’appelais et puis j’ai vu s’avancer deux hommes noirs portant des manteaux foncés, ils marchaient normalement, avancaient dans notre direction comme on s’approche pour demander son chemin, à la fois hésitants et déterminés, et puis j’ai entendu la détonation. 

 

Sur les hommes, il ne peut rien dire de plus, il est désolé, il faisait trop noir. 

 

Dans la rue adjacente, les visages du côté passager se tournent dans la descente vers le parking à demi souterrain anormalement éclairé et saturé d’hommes en uniforme. 

 

Il ne se rappelle pas la dernière fois où il a autant parlé, il est essoufflé et un peu excité, il réalise qu’il est celui qui était là, le seul à avoir vu ce qui s’est passé. Eux, ils ont déjà statué : témoin inutile, et complice, non, c’est exclu :  à voir le type, on le sait d’emblée. Il n’a rien vu, ne pourra jamais identifier les tieurs, ils l’avaient pressenti. Leur intérêt faibli, se déporte derrière lui où leurs collègues s’activent. Mais le type est lancé, il poursuit. 

 

Je ne le connaissais pas personnellement, je sais ce que tout le monde sait, vous voyez, qu’il avait eu quelques histoires avec la police il y a longtemps, mais qu’il avait vraiment changé à la naissance de sa fille, il le répétait à qui voulait l’entendre, comme un prêcheur la bonne parole : devenir père l'avait comme converti. Sa fille Tierra, une des meilleures joueuses de basket du pays, disputait ce soir un match important. Au fait vous l’avez prévenue ? Faudrait pas qu’elle reste toute seule, vous allez la raccompagner ? 

 

Dans le fond de la scène, des silhouettes de parents tiennent près d’eux leurs adolescentes toutes semblables dans leur sweater enfilé à même leurs maillots trempés de sueur. Fantomatiques, ils montent dans les voitures et s’en vont progressivement. 

 

Tout le monde le connaissait dans le quartier, c’était une figure comme on dit. Il avait passé sa jeunesse à traîner et s’en était sorti, alors il voulait apprendre aux jeunes qu’ils n’ont pas à être des victimes de circonstance, c’était son refrain, son slogan. Il les emmenait au cinéma, dans des parcs d’attractions, essayait de former une équipe de baseball, prenant des sous de sa poche pour ça. 

 

Sa bouche est sèche mais il ne s’arrête pas, revient en arrière, dit j’ai pu voir la lumière que les armes produisaient, il y eut une pause puis d’autres coups de feu. On ne l’écoute plus, on lui prend ses empreintes et lui demande de rester là, on va le raccompagner. Ses affaires sont restées dans le gymmase, on envoie quelqu’un les chercher.

 

Le terrain est vide, tout le monde a été évacué mais le score est resté affiché et le chronomètre a suspendu le temps quelques minutes avant la fin du match qu’il faudra rejouer. 

 

Il pense, dès qu’ils vont revenir je leur dirais, ça va les intéresser. Terrell Rogers, son surnom c’était Terray. D’accord, il dédiait son temps libre à combattre la violence mais il n’avait pas toujours été un Saint. Et puis le père de Rogers aussi a été assassiné, y’a peut-être un lien. C’était le jour du nouvel an, son corps avait été trouvé à côté de Candlestick park, pas loin de là où on habitait. Il avait été torturé attaché à une chaise et on lui avait injecté un mélange de drogues puis étranglé, je me souviens j’avais quinze ans ; ça a fait du bruit cette histoire. 

 

On passe près de lui, le frôle sans le remarquer, tout le monde est affairé, personne ne revient. 

 

Puisqu’ils n’ont rien volé et que les huit balles se sont toutes fichées dans le même corps, c’est que c’était personnel et ils voulaient que ça se sache. S’ils avaient voulu, ils auraient pu tuer l’autre aussi, mais non : il a eu de la chance le type. Il est bizarre d’ailleurs, pas méchant mais il fait un peu pitié. 

 

Les efforts s’amenuisent, les lampes torches s’éteignent une à une, l’obscurité regagne du terrain. Des aboiements de chien dans un taxi qui passe le font sursauter. Les portières s’ouvrent, claquent, le parking se vide, retombe dans le silence et bientôt disparaît dans la nuit.

 

Enfin on vient le chercher. 

 

Ce ne sont pas les mêmes flics que tout à l’heure, ceux qui l’ont interrogé. Il se dit qu’on reprendra surement sa déclaration demain, qu’on lui demandra de revenir pour témoigner. Il marche derrière eux, les entend raler en sourdine de devoir se taper le gars à raccompagner, et en plus c’est pas à côté.

 

On l’assied sur la banquette arrière, il se sent comme un enfant : on lui dit quoi faire sans le regarder. Eux parlent ensemble à l’avant comme s’il n’était pas là. Autour de la canette il sent sa main se crisper. Il réalise que les gens dans la rue, le voyant à l’arrière de la voiture balisée, doivent penser qu’il est un criminel, peut-être même un meurtrier. Les deux flics sont en train de se marrer. Il remarque l’arme au côté droit de celui qui conduit et se dit son cul est aussi gras que son rire. Soudain la crosse qui brille dans le noir lui semble à portée de main. 

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