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Vacance

Jérémy Liron Paysage n°51

De loin, avec ses volets azur, il ressemblait à ces bâtiments balnéaires dont les appartements sont loués à la semaine tout l’été et vides hors-saison. Mais si quelqu’un, depuis l’une des fenêtres, regardait à l’horizon, il ne verrait ni voilier, ni mer scintillante, pas même l’ombre d’une bicoque de glaciers, rien qu’un terrain vague en contrebas par lequel j’arrivais à pieds de la gare, et trempé. Par chance j’avais échappé au contrôleur et étais descendu du train comme n’importe quel passager. Mais je ne m’étais pas engouffré à leur suite dans l’entonnoir de l’escalier qui menait par-dessous à la gare, où des parents et amis les attendaient au volant de voitures mal garées, prêts à les accueillir d’une bise ou d’une accolade, avant d’ouvrir le coffre pour y glisser les bagages. Moi aussi on m’a déjà attendu à la sortie d’un train, je sais comment ça se passe. Et pendant qu’ils s’asseyaient sur le siège passager, racontaient avoir fait bon voyage, j’avais depuis longtemps dévalé le talus qui menait aux champs, n’était plus qu’un petit point noir mouvant au milieu des herbes hautes où je me frayais un chemin. J’ai vite eu les aisselles ruisselantes, et sous le sac le dos trempé de sueur. Je n’étais plus habitué au zénith méridional que j’avais quitté il y a longtemps. J’arrivais du nord où depuis des mois on guettait une sortie du soleil comme des fans à la sortie d’un hôtel. Et le salaud ne se montrait pas souvent. La chaleur me faisait presque oublier le froid humide qu’il me semblait avoir quitté des années plus tôt et non le matin-même. Heureusement mon sac n’était pas lourd, mais j’étais bien trop couvert pour ce nouveau climat. Mon ombre qui avait hiberné tout l’hiver venait de sortir de son trou, et elle me précédait comme un petit chien trottine devant soi. Mes muscles se réchauffaient. Mon corps entier semblait se réveiller d’un long sommeil frileux et crispé d’avoir tenter en vain ces derniers mois de maintenir une température corporelle décente, de capturer un peu de cette chaleur miteuse que me procurait ma couverture trouée où s’infiltraient les courants d’air. Dans ma nuque, une goutte de transpiration glissait comme un doigt féminin, tendrement le long de ma colonne vertébrale, et je me demandais pourquoi diable je n’étais pas descendu plus tôt. J’avançais en levant bien haut les genoux à cause des orvets, c’est le genre de végétation que les serpents affectionnent, je le sais d’expérience. Un jour, gamin, j’avais remarqué par terre un bout de bois étrange. Très lisse, avec de belles courbes. Au lieu de le ramasser, une intuition m’avait poussé à le tâter de la pointe de ma chaussure, aussitôt il s’était mis à remuer et je m’étais enfui en criant maman, ce dont j’avais eu honte après même si personne ne m’avait entendu. J’en étais là de mes pensées quand je suis arrivé au dégagement. Les herbes folles avaient fait place à une lande minée de quelques buissons épineux à hauteur de mollets, que nous avons entrepris de traverser, mon ombre et moi, en direction du bâtiment qui venait d’apparaître devant nous. Sa façade réverbérait la lumière aussi implacablement que les murs immaculés des casbah d’Algérie, d’un blanc si radieux, à en éblouir un aveugle. Il évinçait derrière lui la montagne qui n’était plus qu’une masse sombre, un arrière-plan qui se fait oublier. Malgré son aspect immaculé, quelque chose d’imperceptible, j’étais encore trop loin pour dire quoi, lui donnait un air vétuste et il me semblait penché, mais ce n’était peut-être qu’une illusion d’optique, le soleil tapait fort sur mon crâne. J’imaginais de loin ma silhouette déformée par la chaleur, gondolante comme celle des bédouins fantomatiques que souvent je suivais du regard depuis ma paillasse, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent derrière un horizon bosselé de dunes. Mes souvenirs de ces mois africains sont brumeux. Gestes, paroles, pensées, tout avait fini par prendre la consistance étherée des mirages, et de la période entière ne persiste que la cicatrice d’un vaccin sur mon bras, des souvenirs aussi fuyants qu’un rêve ou un savon, qui se dérobent dès que je cherche à m’en saisir. L’immeuble a grossi. Je suis tout près maintenant et sa luminosité me force à plisser les yeux. Si de loin tout semblait normal, plus j’approche plus le lieu s’avère décrépit. Des fissures comme des centaines de lézards descendent le long de sa façade, certains volets ne tiennent plus que par un gond, et le vent peut pénétrer sans effraction par les fenêtres auxquelles il manque une vitre. Certaines d’entres elles ont été remplacées par des cartons peints en bleu océan qui donne cet air de littoral au bâtiment et maintient, à distance, l’illusion d’un lieu encore habité. Mais il était clairement à l’abandon. Restait à savoir s’il était inoccupé. L’entrée se trouvait à l’arrière et il n’y avait plus de porte, ce qui était une incitation à entrer plus évidente qu’un paillasson tressé bienvenue en lettres capitales.

 

Le hall ressemblait à celui d’un hôtel avec son grand vestibule orné d’un comptoir de réception, mais l’endroit n’avait pas dû être très chic car aucun lustre n’était suspendu au plafond de l’entrée. Dans l’ombre se découpait la silhouette d’un escalier par lequel je suis monté à l’étage. L’ascenseur ne fonctionnait plus. J’ai vite su qu’il n’y avait personne, avec le temps on sent ces choses-là. Alors j’ai posé mon sac pour visiter les lieux. Le deuxième étage était la réplique exacte du premier, et le troisième n’était pas différent. Un long couloir ponctué du même nombre de portes ouvertes sur des chambres identiques dont l’unique fenêtre donnait sur le terrain vague par lequel j’étais arrivé, un paysage sec de garigue traversé par la voix ferrée, dans le lointain la silhouette de la gare et derrière elle, un entassement de toits, la ville. Certaines fenêtres étaient encore serties de rideaux, fleuris ou crochetés, et quelques meubles avaient été abandonnés avec l’endroit. Ici un sommier cassé, là une chaise. Un fauteuil roulant qui ne roulait plus, des tiroirs sans leur commode, et deux espèces de porte-manteau en fer, de ceux auxquels on accroche les perfusions. J’ai fini par comprendre que ce n’était pas un ancien hôtel mais une maison de retraite désaffectée. Les papiers peints étaient d’une époque aussi révolue qu’avait dû l’être la jeunesse de ses résidents, jauni comme leurs ongles et leurs dents. Pas à dire, c’était royal. De vraies toilettes et même des portes qui ferment. Une vue avec horizon et du silence le matin. Je m’y suis installé. La fouille intégrale des lieux m’a pris deux trois jours et quand j’ai eu fini, la chambre vide que j’avais choisi était devenue un meublé presque douillet. Il fallait voir ça. Je regrettais de n’avoir personne à qui montrer le résultat. Comparé à mes installations des derniers mois, mon nouvel aménagement était si cossu qu’il me donnait presque envie d’avoir quelqu’un à inviter. Avec qui partager la soirée. Mais le bâtiment était isolé et il n’y avait guère qu’un chat que j’avais aperçu quand je m’étais posé dans ce que j’avais appelé pour moi le jardin, et qui n’était que l’ombre criblée et versatile d’un arbre au versant ouest de la bâtisse où je m’étais bricolé un siège rudimentaire. Le chat était passé en ondulant le long du mur de crépi, m’avait regardé en coin et puis disparu à l’encoignure du bâtiment. La deuxième fois il était venu jusqu’à moi, sûrement parce que mes mains sentaient encore le thon. Mais je n’avais rien d’autre à lui offrir que quelques caresses, alors il s’était vite carapaté et ne s’était plus jamais approché ensuite. Tout était calme, je n’entendais même pas les trains que je voyais de ma fenêtre, arriver, s’arrêter et repartir, c’était comme regarder un film muet. Une semaine avait passé depuis mon arrivée. Je connaissais déjà par cœur les environs et le galbe des motifs lumineux dont le soleil tapissait les murs aux différentes heures de la journée. Je commençais à étouffer. Le ciel était invariablement bleu et les jours léthargiques. Je regardais les heures dériver silencieusement avec les mouvements de lumière, comme sûrement avant moi le petit vieux qui avait dû séjourner dans cette chambre, décorée par ses enfants de quelques bibelots et trois souvenirs, un vase de fleurs séchées, sa photo de mariage en noir et blanc, quelques clichés des petits-enfants avec leur sourire de lait et une peinture à l’huile, choisie au hasard dans un des couloirs de la maison parentale, qu’ils avaient accrochée sans le consulter au-dessus du lit, là où maintenant il ne reste qu’un clou et la forme d’un rectangle pâle. À cet endroit-là il ne pouvait même pas voir le tableau puisqu’il était allongé pile en dessous, à en croire les marques rondes laissées par les pieds du lit dans le lino. Quelle ironie.

Moi j’errais dans les pièces vides de l’immeuble que je connaissais maintenant aussi intimement que mes dix doigts de pieds, et ma morosité empirait. Il n’y avait aucune chance pour que je retrouve un confort comme celui-ci, je le savais, c’est pourquoi j’ai hésité deux jours de plus. Mais je ne pouvais pas rester. Alors j’ai démantelé ma chambre, remis ici et là, à divers endroit du bâtiment dans un effet étudié de hasard, les objets épars et cassés que je m’étais approprié dix jours avant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus dans la pièce que mon sac à dos. Et mon dessin au mur. J’avais tracé au feutre une espèce de cadran solaire en longeant le contour des formes que projetaient les rayons de soleil à travers la vitre cassée. Pour tout autre que moi le dessin serait plus énigmatique que des hiéroglyphes aztèques et l’idée me plaisait. La main sur la poignée j’ai regardé la pièce une dernière fois, et puis j’ai fermé la porte. Il me restait une boîte de sardines que j’ai ouverte et posée par terre sous l’arbre où je m’étais assis, sûr que le chat la trouverait. Et puis je suis parti. Par le même chemin par lequel j’étais venu et sous la même chaleur. Un peu à distance je me suis retourné vers le bâtiment ; de loin sa blancheur et ses promesses bleues de littoral faisaient encore illusion. 

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