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Incendie

 

C’est le récit d’un incendie. Un incendie qui se déclare au milieu de la nuit dans un immeuble parisien. Ce n’est pas vraiment un récit, c’est plutôt une scène. Le récit vient de l’homme qui voit la scène. Le récit entre en scène parce qu’il y a un homme et que c’est à travers son regard que nous voyons. Cet homme est assis dans un bar de l’autre côté de la rue, témoin immobile : cadre fixe sur la scène. La vitre du bar derrière laquelle il se trouve, étouffe les sons de la rue, ajoute des reflets : dans la vitre se rencontrent le visage de l’homme et les lumières clignotantes des camions rouges stationnés. Cet homme aurait pu être celui qui passe en voiture, détourne la tête de la route en ralentissant. Dans la rue habituellement vide à cette heure, habituellement sombre et endormie, celui qui observe l’agitation anormale en continuant de rouler. Cet homme aurait pu être un habitant de l’immeuble voisin, évacué par prudence, qui du trottoir, en attendant de rentrer chez lui, suivrait du regard les mouvements des uns, l’inaction des autres, les allers et venues dans la nuit agitée. Mais l’homme est assis dans une salle de bar. Le lieu à été choisi surtout pour cette vitre qui l’isole de la scène et sa chaise est le gradin d’où il observe sans bouger. La vitre comme un écran le met à distance et le repousse au fond, dans le noir de la salle : retrancher l’homme au spectateur et le feu, à mesure, diminue dans la réalité pour n’être bientôt plus qu’une suite d’images dont le mouvement, comme celui d’un manège, à tout instant menace de s’interrompre. C’est le risque du récit qui se laisse emporter et qui perd de vue la scène. Entre les lignes, s’immiscent des détails qui s’emparent du récit et soufflent sur la scène qui se dissipe comme un nuage de fumée. C’est tentant ces détails. C’est tentant de se laisser écarter du noeud à défaire, de ce qui importe vraiment pour aller errer autour, ailleurs, retrospectivement. Retrospectivement, imaginer l’homme regarder fixement les minutes de sa journée passer dans un cortège interminable, puis sortir, marcher ; laisser derrière lui, au carrefour, les voitures qui redémarrent, prennent des directions divergentes et forment une nouvelle colonne au feu qui de nouveau, passe au rouge. Puis, le faire avancer jusqu’au bar en regardant le bleu du ciel s’assombrir, en pensant à disperser les minutes de sa journée comme on met un coup de pied dans un tas de billes. Une fois assis à l’intérieur, laisser ses épaules retomber et se détendre, mentionner la moiteur de ses mains encore chaudes de la journée d’été et le mouvement fluide du serveur venu lui apporter son verre. Autour, enfin, distinguer des corps, ceux qui ont arrêtés de courir et de suer pour s’assoir dans l’espace pacifique et ouaté du bar que la nuit pénètre. Peut-être n’ont-ils pas courus, peut-être n’ont-ils pas bougés d’ici, peu importe, ils sont assis là, parfaitement répartis sous un éclairage en halos dorés qui rassemble les tables, les gestes et les gens. Continuer dans la lancée de ce détour et ajouter des détails: un dos de femme moulé dans un pull rouge, un autre homme avec mèche tombante sur le front, à demi-assis sur un tabouret bordeau qui tend la tête vers la télé muette dans l’angle du mur. Chercher longtemps dans les phrases, le rythme pour dire ces gestes alternés d’avant-bras qui portent les verres aux bouches et le mouvement du chiffon que le serveur tourne et retourne dans les verres qu’il essuie. Détailler la partition de gestes et de bruits qui se joue dans le bar et laisser un adjectif mener vers une autre phrase, un autre élément à évoquer pour complèter le tableau tamisé et s’éloigner un peu plus, grâce à cet homme devenu prétexte puis complice d’une fuite qui couvre la page blanche sans se confronter à la nuit qui se consume. Alors laissons le décor. Laissons l’homme. Ne gardons que ce double reflet, dans ses yeux et dans la vitre, de son visage et de la nuit, du flux raréfié des voitures qu’il fixe sans regarder et bientôt des lumières rouges en ricochet. Non. Oublions même ce reflet, oublions récit ou scène, il n’est pas nécessaire de nommer pour amarrer la nuit à cette page, cet instant de la nuit où l’étincelle éclot quelque part et déjà lèche le bois de l’escalier. Ecrire cette nuit qui disparait, happée par un nuage fumeux. Nuit annulée par les lumières artificielles braquées sur l’immeuble. Nuit de sommeil interrompue, plus personne ne dort dans le périmètre jalonné de plots fluorescents oranges et blancs. Nuit qui se décompose sur les visages, stupeur des gens debouts qui regardent. Nuit déviée de sa trajectoire silencieuse : les sirènes qui retentissent de loin, approchent et laissent derrière sur leur route, les échos diminuant de leur passage : les autres quartiers de la ville retombent dans le noir, tandis qu’ici des silhouettes, toutes exactement semblables en uniformes et casques, déploient ensemble des mouvements répétés en amont. Nuit que les projecteurs déportent, lumières dirigées vers la façade et sur l’échelle appuyée contre ; la nuit en contraste s’épaissit plus haut dans le ciel et se rabat sur la rue barrée. Nuit suspendue au nombre, nombre de corps blessés déjà loin dans les ambulances, nombre de ceux qui restent encore alors que le feu avance. Nuit que l’on remue sous les débris, morceaux calcinés qui s’amoncellent et imprègnent la rue d’une tenace odeur de brûlé. Nuit qui retombe, abrupte, avec ce constat de trois brancards recouverts d’un drap blanc et autour les pompiers immobiles, bras tombants et mains ballantes. Nuit. Nuit tragique qui enterre trois générations de femmes à cette adresse précise, 44 rue de Miromesnil. Et dans l’encart, troisième page du journal le lendemain, nuit titrée : Incendie meutrier dans le huitième arrondissement de Paris. 

 

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