En taxi dans Jérusalem
Texte : Sabine Huynh
Photographies : Anne Collongues
Sortie juin 2013
Disponible en format numérique sur Publie.net
et sur commande en livre papier.
Les histoires qui figurent dans le livre En taxi dans Jérusalem de Sabine Huynh (Publie.net, 2013) touchent et témoignent d’une réalité que j’ai vécue et que le texte transmet admirablement, via ces dialogues intenses, si caractéristiques de ces échanges avec les Israéliens qui n’ont pas pour habitude de faire cents détours, mais plutôt d’utiliser les mots, parfois, comme le plus court chemin d’aller d’un endroit à un autre (qualité précieuse pour un chauffeur de taxi), et qui ne révèlent pas tant un manque de manières, de politesse ou de distinction – ce qu’au premier abord, étranger, on prend comme tel et on s’offusque et on se braque, comme la narratrice, de tant d’impudeur – qu’une curiosité réelle, un appétit impatient d’accéder à l’autre, et pas une minute à perdre.
Au fil des dialogues, on vit à travers l’expérience de la narratrice ce changement progressif de la perception, via le vécu quotidien ; comme elle, on (lecteur) finit par accepter, et même apprécier ce qu’on nommerait familiarité et qui est, dans la culture israélienne, le rapport simple, honnête et direct à l’autre, sans gants, ni faux-semblants.
C’est tout à la fois la liberté de ces conversations, affranchies, tout autant que leurs revers, l’indiscrétion, qui transparaissent dans le texte et permettent ce portrait fidèle, multiple et révélateur, en vingt six fragments hiérosolymitains, auxquels nous donnent accès la narratrice, un accès privilégié puisqu’il a la particularité d’être à la fois celui d’une étrangère qui s’étonne, questionne, est naturellement décontenancée, sans la naïveté d’une première approche, mais avec l’entendement tout autant que l’intuition d’une culture et d’un pays où elle vit, qui chaque jour se découvre et se complexifie, et que tel elle nous expose, via l’acuité de sa perception.
Bien sûr, ces conversations n’auraient pas eu lieu, auraient été bien différentes, s’il n’y avait pas eu cette langue commune, l’hébreu – qui permet au chauffeur et à la passagère de se parler – dont le texte en français témoigne si bien de la concision et de la dense sobriété, langue devenant souvent le protagoniste de la discussion, le sujet, et amenant avec elle, les questions d’identité, d’origine et d’appartenance, si sensibles et cruciales. Et d’ailleurs, c’est un des aspects majeurs qui fait l’importance de ce texte pour moi et sa pertinence. Israël, souvent résumé dans l’actualité à son conflit, à quelques sujets déterminés sur lesquelles la lumière est braquée de l’extérieur, mettant dans l’ombre tout le reste, est ici abordé via le détail, le personnel, le particulier, dans l’intérieur sombre d’un taxi. Dans l’échange confidentiel de deux étrangers, sourdent ces inquiétudes, la guerre, la présence des harédim, inextricable de la réalité quotidienne, se mêlant aux chansons de Julio Iglésias, à un jeu de noyaux d’abricot, au prix des courses au supermarché.
Anne Collongues
Sur mes photographies - note de Sabine Huynh
En couverture, ce qui semble être une mariée, capturée dans un écrin de lumière poignante et déshumanisante. Une silhouette comme menacée par les tentacules d’un feuillage obscur, dont les lames s’avancent, telles des centaines d’yeux, ou de langues avides. Au-dessus de sa tête, une petite fenêtre s’allume, comme un avertissement. Les anachronismes du livre En taxi dans Jérusalemsont posés : douceur, mélodrame, éclat, tension, émotion, familiarité, frustration, générosité, impudence, bassesse, humanité, et quelque chose qui relève du voyeurisme aussi – cette fascination certaine pour l’intime, éclaboussant les parois intérieures d’un taxi.
Les photographies proposées par Anne Collongues pour accompagner ces histoires de taxi sont bel et bien des « paysages émotifs », comme elle les désigne elle-même : des images denses, réunissant des éléments et des événements suggestifs, captivant l’imagination, alors que dans sa note d’intention, elle déclare, avec la modestie qui la caractérise, n’avoir pas voulu captiver le regard, nous induisant alors à croire que ses images s’étaient voulues légères. Que nenni ! Mon regard a été d’emblée saisi par ses photographies habitées, qui ont laissé une forte impression sur ma rétine parce qu’elles se mariaient parfaitement avec mes souvenirs de six années passées à Jérusalem. Aux paysages émotifs d’Anne correspondent mes paysages mentaux d’une Jérusalem désaffectée (que je traversais souvent de nuit, en rentrant chez moi), loin des clichés étalés dans les brochures touristiques.
Anne a raison de dire que ses photographies peuvent se lire comme un récit venant s’ajouter aux vingt-six qui composent En taxi dans Jérusalem. J’ajouterai même qu’elles peuvent être lues comme de multiples récits, et, bien sûr, sans la béquille de mon texte, tant leur pouvoir d’évocation est grand. Elles me parlent d’inquiétante étrangeté et de hantises, de vides vertigineux et contemplés avec effroi, s’apparentant au silence entrecoupé de cris d’humains vivant sous un ciel de poix noire, et tentant de respirer sous une chape entravant leurs mouvements.
Les images captées par l’œil d’Anne Collongues laissent entrevoir, de loin mais non sans finesse, sous les parures d’or, de bronze et de lumière chantées par Naomi Shemer (l’auteure de la fameuse chanson « Jérusalem d’or »), une ville dont le nom écorche véritablement les lèvres, toute de clair-obscur et de tristesse voilée : une ville qu’Anne a devinée avec justesse bien que n’y ayant pas vécu, ce qui ne fait que confirmer son intuition artistique incroyablement aigüe et, somme toute, son immense talent. Était-ce parce qu’elle s’était positionnée comme passagère clandestine et que moi-même je m’étais sentie tellement étrangère à et dans cette ville, comme une greffe qui n’aurait jamais pris ?
Les scènes de rue présentent des théâtres d’ombres et d’objets où se jouent les drames d’attente et de prières haletantes des hiérosolymitains. Ainsi cet écran, blanc et muet de leurs désirs, se découpant sur les murs d’une vieille maison en pierre et ses fenêtres en ogive, au-dessus d’un kiosque de loto : signe d’aveuglement, de foi aveugle en ce qui n’existe pas, mais également tension entre les traditions pesantes et les doutes devant un avenir incertain. Ou encore ce banc vide, cœur blessé de martyr, transpercé des branches épineuses de l’espérance non comblée. Je ne peux m’empêcher de penser à Thérèse d’Avila la passionnée (dont la famille paternelle était issue de Juifs convertis de Tolède), « embrasée dans sa peine », écartelée entre une vie de plaisirs et une vie de renoncement. Jérusalem.
Du « sommeil des pierres et des arbres » (cf. la chanson « Jérusalem d’or ») la photographe extrait une activité crépusculaire ou nocturne surprenante et mystérieuse, aussi fugitive que des désirs confus : un barbecue improvisé en pleine rue, une poussette comme abandonnée devant un supermarché, deux jeunes garçons fuyant on ne sait qui, un marché de nuit vendant on ne sait quoi, le canon du fusil d’un jeune soldat pointé vers des seaux remplis de fleurs, et tous ces gens la tête tournée, le regard ailleurs, attendant avec la même confiance mêlée d’angoisse un autobus ou un messie. Il arrivait que sous un certain éclairage (pleinement lunaire, peut-être) les murailles de la Vieille Ville, saisies à la dérobée du coin de l’œil alors qu’on passait rapidement devant à bord d’un taxi de nuit, ressemblait plus à un décor en carton-pâte qu’aux enceintes classées construites sous David, Salomon et Solimane le Magnifique.
Bref, malgré ces mots déployés pour essayer de vous dire la Jérusalem des photographies d’Anne Collongues, vous ne pourrez vraiment vous rendre compte de sa profondeur qu’en entrant dans les images-mêmes, qui se trouvent dans notre livre, En taxi dans Jérusalem, où je vous invite à nous retrouver sans plus tarder.
Sabine HUYNH