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Des Inuits aux Batignolles - en cours

 

Sarah Cillaire (texte) et Anne Collongues (photographie)

 

Fragment publié dans la revue La Moitié du Fourbi.

Récemment, la revue La Moitié du Fourbi nous a donné l’occasion de commencer un projet autour du quartier des Batignolles, à Paris. J’y vis depuis 1998. Anne a vécu à sa périphérie, avenue de Clichy, de 2005 à 2009.

J’avais envie de questionner ce lieu justement parce que je ne le questionne pas alors qu’il constitue, pour mes enfants qui y sont nés et moi-même, un paysage quotidien.
J’ai du mal à accepter que les Batignolles soient mon territoire, sans doute parce que je ne les ai pas choisies. Ce n’est pas u
n lieu électif. J’y suis arrivée par hasard. J'éprouve souvent un peu de honte à dire que j'habite un quartier si bourgeois, une honte inverse à celle peut-être ressentie par la génération de mes grands-parents paternels et maternels, lesquels ont toujours connu une certaine gêne matérielle, en plein coeur d'un petit village du Gers pour les uns, dans un quartier populaire excentré de Toulouse pour les autres. L'affichage de ces origines familiales, je me le reproche aussitôt, craignant d'entériner une sociologie qui penserait trop vite par classes avec, dans un sens comme dans l'autre, le même mépris. Par exemple, mon père nourrit pour la bourgeoisie urbaine une aversion sans nuances qui serait toute politique. Vivre à Paris, d'autant plus aux Batignolles, s'apparente à une trahison. Mon alibi (je ne quitte pas mon appartement car son loyer est très bon marché) cache autre chose : je n'ai pas trouvé le lieu pour lequel partir d'ici, ce qui est aussi l’aveu d’un attachement, une forme d’amour finalement qui, comme souvent les amours contrariées, s'avoue à contrecoeur.

Pour pouvoir commencer à photographier, Anne m'a posé des questions : quel est exactement le périmètre que j’arpente ? Quels lieux publics je fréquente ? Quelles sensations me dominent alors ? À partir d’où est-ce que je me considère comme « en dehors » ?
En dehors, c'est où ?
J'ai moi-même tracé des lignes imaginaires, sans le réaliser, au-delà desquelles je ne suis plus dans les Batignolles mais à Paris. J'ai rétréci l'espace. Mes Batignolles sont plus petites que Les Batignolles, quartier administratif parisien défini comme étant le 67ème de la capitale et faisant partie du 17ème arrondissement, dit « des Batignolles-Monceaux ». J'en ai réduit les contours et quelques rues seulement les quadrillent : rue Cardinet, rue des Batignolles, rue des dames et avenue de Clichy. La sensation d'enfermement que j'associe souvent à mon quartier, c'est moi qui l'ai créée. Certaines circonstances l'expliquent en partie — la routine avec les enfants où le moindre trajet en métro ou bus s'apparente à une expédition, le manque d'argent, le Paris d'au-delà mes frontières avec sa beauté froide, trop impressionnant, comme si nous n'avions pas mérité d'y vivre et devions nous replier quelque part. Longtemps, je n'ai pas aimé Paris. Je ne l'avais jamais rêvé et m'attachais obstinément à une autre appartenance, un autre territoire (les régions françaises habitées durant l'enfance et l'adolescence) pour me défendre de quelque chose que je ne savais pas définir. Le ressentiment empêche de regarder.

Quand Anne m'a montré sa première série, j'ai ressenti un trouble. Ses photographies m'apparaissaient comme des miroirs anticipateurs, elles se situaient en amont de mon expérience, il fallait que j'arrive jusqu'à elles, que je comprenne ce qu'elles disent que je ne dis pas encore, exactement comme le fait l'écriture, pareille au lapin blanc d'Alice, qui nous précède. [...]

 

Sarah Cillaire

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